Chute libre: l’inertie cachée

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Le recours à l’exemple de la chute libre semble systématique dans l’enseignement du mouvement uniformément accéléré. C’est en effet simple et commode : on passe comme chat sur braise sur la simplification par la masse dans

masse • accélération = force pesante subie = masse • g

Pourtant, la simplicité de l’accélération ainsi obtenue masque de redoutables obstacles que ne manquent pas d’illustrer les élèves:

 « L’objet monte, et il ne subirait qu’une force vers le bas ??? »

 « L’objet lancé verticalement s’arrête au sommet de la trajectoire, mais son accélération y serait non nulle ??? »

La chute libre n’est donc, et de loin, pas le meilleur exemple pour illustrer la deuxième loi de Newton ! En effet, force et inertie y sont tout sauf intuitives (on ne sent pas la force de pesanteur: un individu qui ne subit que la force de pesanteur est en … apesanteur !). La difficulté est telle qu’il a fallu attendre Einstein et sa théorie de la gravitation (1915) pour la théoriser.

Si la masse (ou inertie “de translation”) est “définie” comme ce qui résiste à la force pour accélérer un objet, il conviendrait que cette “résistance” puisse être évoquée par les élèves. Les exemples avec accélération horizontale sont alors idoines, l’inertie pouvant être “sentie” à travers la force nécessaire à communiquer telle accélération à tel objet. Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra tenter de prendre un peu de distance avec l’intuition sensible, en proposant des exemples plus “passifs”, tel celui tiré des Poulets de Minsk (Tcherniak et al., 1996), pour revenir aux accélérations verticales, mais pour une chute pas vraiment libre, celle de cet exercice emblématique, qui ne devrait pas manquer de produire des résultats paradoxaux (même sous la plume de physiciens aguerris).

Conceptions des élèves et situations de malentendu

Les difficultés des élèves confrontés à l’exemple de la chute libre sont devenues si célèbres que des chercheurs de psychologie cognitive ont fait l’hypothèse que les élèves ont acquis des “préconceptions” avant de commencer leur apprentissage de la physique newtonienne (McCloskey, 1983; Giordan et al., 1994; Lautrey et al., 2008) qui fonctionnent comme des obstacles pour leur apprentissage. Dans sa version vulgarisée (par exemple: Courtillot & Ruffenach, 2006), cette théorie attribue à l’élève des conceptions erronées que l’enseignant de physique devrait “combattre”.

Si l’on s’intéresse à la communication entre élèves et enseignant, la théorie des conceptions des élèves doit être nuancée: avant de pouvoir attribuer des conceptions aux élèves à partir de leur réponse à des questions, il faut pouvoir exclure toute situation de malentendu dans le processus de communication constitué par le jeu didactique des questions-réponses, qu’il prenne une forme dialoguée ou celle d’exercices d’application, ou de situations problèmes. Les difficultés des élèves que le chercheur peut expliquer à partir du processus et de la situation de communication ne permettent pas, en effet, de présumer des conceptions des élèves (Kohler, inédit). Or, même si l’on fait usage d’exercices de résolution de problème, ou d’exercice d’application faisant la part belle à des procédures de résolution mathématiques, il s’agit toujours d’une communication entre l’enseignant, la consigne, le manuel scolaire, et les élèves qui doivent interpréter les attentes quant à leurs performances pour réussir.

Alors, “conceptions” d’élèves ou “situations de malentendu” ? Les données de recherche présentées ci-dessous au sujet d’une situation problème de chute libre (Kohler, 2015) illustrent la problématique des interprétations des élèves et de l’enseignant.

Microhistoire d’un malentendu

L’enseignant construit une situation problème inspirée de la description d’une “conception” des élèves décrite par Courtillot & Ruffenach (2006), dont on retrouve l’extrait ci-dessous (figure 1).

Figure 1. Extrait des “Paroles d’élèves et principales conceptions en mécanique”, Courtillot & Ruffenach, 2006, p.215.

La situation problème est proposée aux élèves sur format papier pour un travail individuel sous forme de questionnaire comprenant six situations. Les élèves sont informés qu’aucune correction ne sera donnée dans un premier temps, et qu’il importe qu’ils répondent selon leur avis personnel. Dans cette idée, l’enseignant ne leur permet pas d’utiliser leurs livres de références ou notes de cours pour effectuer l’exercice. Il demande néanmoins aux élèves de justifier leur réponse.

La figure 2 présente l’extrait du questionnaire que les élèves ont reçu.

Firgure 2. Extrait du questionnaire donné aux élèves.

Parmi les réponses des élèves suivis par cette recherche, on trouve des exemples correspondant aux attentes de l’enseignant. Par exemple, une élève répond: “En même temps, car la force de gravité produit la même accélération (9,81m/s2) quels que soient la forme, la taille ou le poids de l’objet”. On trouve aussi des réponses qui se laissent facilement assimiler à la description de la conception décrite dans la littérature (cf. ci-dessus). Par exemple, un élève répond: “La boule de pétanque, car elle est plus lourde”. Cependant, si cette réponse est effectivement congruente avec la description de la conception, l’attribution à l’élève d’une conception à partir d’une réponse verbale est problématique. Pour s’en rendre compte, il suffit de mettre côte à côte ces trois réponses d’élèves à la question ci-dessus que nous avons recueillies, et d’adresser la question suivante : peut-on affirmer que ces trois élèves ont une conception identique de la chute libre ?

Julianne:         “boule de pétanque”

Ernest:            “La boule de pétanque, car elle est plus lourde”

Barbara:          “La balle de pétanque, car elle est plus lourde. Elle va dans le sens de force de gravitation. Comme la balle de tennis est plus légère, elle se fait arrêter pendant son trajet.”

Extraits des données de recherche (Kohler, inédit).

En ne disposant d’aucun indice supplémentaire, il convient de reconnaître que si l’on devait à partir des expressions écrites ci-dessus attribuer à Julianne la même conception qu’à Barbara, on prendrait le risque de lui attribuer une réflexion qu’elle n’a pas faite. Autrement dit, l’enseignant et le chercheur qui infèrent une conception de l’élève plus complète que les réponses verbales effectivement partagées dans la communication prennent le risque de surestimer l’élaboration cognitive des élèves. Or, il y a peut-être de l’impensé là où, en suivant une telle démarche, l’enseignant et le chercheur infèrent une conception mal pensée.

Il n’y a guère moyen de mener l’enquête concernant une éventuelle situation de malentendu à partir de ces réponses-là: les indices nous manquent. Par contre, d’autres réponses d’élèves, présentant d’apparentes contradictions ou inconsistances avec les attentes de l’enseignant, permettent une telle enquête. Intéressons-nous aux réponses qui sont difficilement assimilables à la conception décrite ci-dessus, et qui sont également difficilement assimilables à une réponse correcte:

Henriette :       “la boule de pétanque, car, bien qu’elle soit attirée par la même force vers le sol, sa masse étant plus grande elle tombera plus vite”

Cassandra :    “les deux balles toucheront le sol en même temps, car la force de gravité est la même”

Ophélie :         “les balles toucheront en même temps le sol. Car la même force est exécutée sur eux !”

Sylvie :            “la balle de tennis et la boule de pétanque subissent la même force d’apesanteur donc elles tomberont en même temps par terre.”

Ces réponses paraissent énigmatiques du fait qu’elles mélangent des éléments que l’on retrouve dans la description de la conception discutée ci-dessus, et des éléments attendus. Cependant, l’explication en termes de “mélange” assume l’incohérence, l’inconsistance de telles réponses et, de ce fait, ne rend pas compte du point de vue des élèves pour qui ces réponses constituent le résultat d’un raisonnement dont il faut bien faire l’hypothèse qu’il ne leur apparaît pas inconsistant ou incohérent si l’on prend au sérieux leur engagement cognitif dans l’exercice proposé. Comment, dès lors, reconstruire le sens que prennent ces réponses pour les élèves ? Une analyse de la microhistoire de la communication, située et singulière, nous permet de proposer une hypothèse qui rétablit la cohérence du point de vue des élèves.

Le résultat de l’analyse de la co-construction au cours de cette microhistoire de la communication – analyse présentée ailleurs (Kohler, 2015) – permet d’avancer l’hypothèse que les élèves ont acquis de la communication avec leur enseignant l’idée du même (“même force”, “la force de gravité est la même”, “la même force d’apesanteur”), d’une constante importante dans le cas de la chute libre, mais que cette idée est associée à la force plutôt qu’à l’accélération résultant de la simplification par la masse (cf. la première page de ce document). La conséquence de cette analyse, c’est que l’on trouve dans le processus de communication de la classe une explication des réponses de ces élèves, qu’il n’est dès lors ni nécessaire ni fondé d’attribuer à des conceptions individuelles préalables à l’enseignement, puisque la confusion de ces élèves peut s’expliquer par la reprise transformée du discours enseignant, autrement dit par une situation de malentendu.

Références   

Courtillot, D., and Ruffenach, M., (2006). Enseigner les sciences physiques : de la 3e à la Terminale. Bordas, Paris.

Giordan, A., Girault, Y., and Clément, P., (1994). Conceptions et connaissances. Peter Lang S.A, Berne.                     

Kohler, A. (2015). Elements of Natural Logic for the Study of Unnoticed Misunderstanding in a Communicative Approach to Learning. Argumentum. Journal of the Seminar of Discursive Logic, Argumentation Theory and Rhetoric, 13, 80-96.

Kohler, A. (inédit). Approches psychologiques de situations de malentendu dans des activités de didactique des sciences. Thèse de doctorat, Institut de psychologie et éducation, Université de Neuchâtel, Suisse.

Lautrey, J., Rémi-Giraud, S., Sander, E., and Tiberghien, A., (2008). Les connaissances naïves. Paris : Armand-Colin.

McCloskey, M. (1983). L’intuition en physique. Pour la science, 68, 68-75.

Tcherniak Iouri, Rose Robert M., Latinsky Joseph, & Jeanmougin Christian. (1996). Les poulets de Minsk… et 99 autres épouvantables casse-tête de la grande tradition russe. Paris Milan Barcelone: Masson.

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